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Jerome Cottin: Image et theologie

Exposé introductif: de l’idole biblique aux visibilités de l’Ecriture

Jérôme Cottin

La théologie protestante ne peut, selon moi, partir que d’un dialogue avec la Bible, afin d’en déployer toutes les potentialités dans l’aujourd’hui du témoignage. Or cette fidélité à l’Ecriture rend difficile, impossible penserait-on, une rencontre fructueuse avec l’image. Celle-ci ne peut qu’être marquée par la négativité, la méfiance, au mieux l’indifférence. Je voudrais tout d’abord indiquer quatre lieux de confrontation avec l’image qui, à partir de la Bible, ont durablement marqué la pensée et la pratique protestante.

1. Le premier est scripturaire. Une lecture littérale ou naïve de l’Ecriture identifie facilement l’image à l’idole. L’image dans la Bible - NT compris - est une réalité très largement négative, parfois neutre, très rarement positive. En gros pour la Bible l’image, c’est l’idole. Les deux mots sont du reste souvent synonymes et interchangeables.

2. Le second est historique. La Réforme fut l’occasion d’une "actualisation radicale" (radikale Vergegenwärtigung) de cette thématique. De nombreux acteurs de la Réforme - pas tous cependant - voyaient dans les images et objets de dévotion de l’Eglise romaine un enfermement idolâtre du sacré, une atteinte à la souveraineté de Dieu, et recommandaient d’éloigner ou de détruire ces idoles, comme l’avaient fait avant eux les prophètes bibliques.

3. La troisième confrontation avec l’image relève de la dogmatique. Un des exemples les plus parlants fut la manière dont Calvin découpa les 10 commandements bibliques, faisant de l’interdit de la représentation un commandement à part entière (le second). Seul contre tous - les catholiques, mais aussi Luther, Zwingli et même le judaïsme - il isola, et donc survalorisa cet interdit. Celui-ci avait été jusque là surtout compris comme un exemple particulier de l’interdit plus fondamental, celui du polythéisme (1er commandement).

4. La quatrième confrontation relève de la tradition calviniste. La tradition postérieure à la Réforme a encore durcit les positions, en omettant des nuances qui étaient pourtant présentes dans la pensée du réformateur exilé à Genève. Il suffit de comparer la position nuancée sur les images que défendit cette fois-ci Calvin dans son Catéchisme de Genève, avec ce qu’en disent les écrits postérieurs se réclamant de lui (par exemple la Confession helvétique postérieure ou le Catéchisme de Heidelberg) pour s’en convaincre. La théologie protestante au 20e siècle, pourtant si riche, si créative, avec ses grands penseurs de la théologie dialectique (Barth, Bultmann, Bonhoeffer, mais aussi Moltmann, Jüngel ou Käsemann) est restée sur cette question héritière de ces quatre confrontations que je viens d’évoquer brièvement. Le fait que dans le luthéranisme l’image relève des adiaphora ne change fondamentalement guère les données: la confrontation, si elle est moins acérée, reste la même. Dans les dernières décennies du 20e siècle, pourtant, certaines voix, venant surtout de Genève, se sont exprimées, souhaitant une approche plus ouverte, plus créatrice, sur cette question. Je pourrais citer ces voix (parmi lesquelles, Widmer, Rordorf, Mottu, Gisel, Fuchs, Marguerat), mais voudrais, plus fondamentalement, revenir à la Bible, puisque c’est de là que je suis parti.

Une lecture attentive des textes bibliques, aidée en cela par l’évolution des sciences bibliques, nous permet de proposer une autre lecture, plus différenciée et plus nuancée. Une lecture qui fasse même de l’image l’un des lieux de sens de l’Ecriture, un moment sémantique qui contribue à sa réception et à son rayonnement. L’image ne s’oppose alors plus à l’Ecriture mais la renforce, en devenant un des moments clés de ce nécessaire passage à la parole sans quoi il n’y a pas de kérygme possible. Je voudrais, là encore, identifier quatre moments - qui ne sont pas forcément chronologiques - de ce processus herméneutique qui revalorise l’image, qui ne se trouve alors plus face à l’Ecriture, mais dans l’Ecriture.

1. L’approche historique et critique des textes bibliques a permis de mettre en avant différentes étapes dans l’élaboration des traditions primitives aboutissant à la rédaction finale des textes. Différentes traditions, pas forcément concordantes, se trouvent ainsi rassemblées dans un même texte. C’est ainsi que sur l’interdit AT de l’image cohabitent deux traditions, l’une modérée, l’autre plus radicale. La rédaction finale du Décalogue porte les traces du radicalisme de la réforme deutéronomiste. Elle ne saurait pour autant masquer complètement une relation plus ancienne, plus souple et plus ouverte d’Israël aux images. Comme l’a écrit une spécialiste de l’Orient ancien, Sylvia Schröer, (c’est le titre d’un livre remarqué) In Israël gab es Bilder, (En Israël il y avait des images).

2. Un autre acquis de la recherche historico-critique, pour le Nouveau Testament cette fois : la mise en évidence du rôle décisif des rédacteurs ultimes dans la mise en récit de l’histoire de Jésus. Deux histoires cohabitent ainsi dans une même écriture : - l’histoire de Jésus, et - l’histoire de ceux qui ont écrit sur Jésus. Le processus d’actualisation et d’appropriation fait alors pleinement partie du contenu du message à transmettre. Avec son corollaire : la diversité, la multiplicité, la subjectivité même des points de vue font désormais partie du Canon des Ecritures. L’acte d’interprétation, qui est aussi un acte de création, s’en trouve fortement valorisé. Il ne s’agit certes pas de l’image, mais celle-ci peut parfaitement prendre sa place au bout de cette chaîne interprétative qui passe par une subjectivité assumée et revendiquée.

3. Comme troisième moment de cette revalorisation de l’image comme vis-à-vis de l’Ecriture, je me dois de mentionner l’herméneutique de Paul Ricoeur. Herméneutique philosophique certes, mais qui n’est pas sans conséquences sur l’herméneutique biblique. Paul Ricoeur n’a jamais travaillé sur l’image. Mais il a mis en avant des figures sémantiques et rhétoriques qui lui sont proches, comme la métaphore, la fiction, la reconfiguration, le mythe, le "monde du texte", la mimesis, pour ne pas parler du symbole. Il a ainsi attiré l’attention sur des zones d’iconicité qui font pleinement partie du processus d’interprétation des récits de fiction, et donc aussi des récits bibliques.

4. Le quatrième moment qui puisse contribuer à une possible réévaluation de l’image est lié à la nouvelle méthode d’approche de la Bible, la narratologie. Il faudrait que je puisse laisser sur ce point la parole à Elisabeth Parmentier, qui a écrit récemment un livre très inspirant, L’Ecriture vive, présentant, entre autres, cette méthode de lecture. Je relèverai simplement que, là encore, les moments iconiques du récit biblique sont valorisés, comme étant des lieux de sens particulièrement riches, dynamiques et complexes. Du reste, alors que la sémiotique se plaisait à transcrire les récits bibliques en formules mathématiques (entreprise qui m’a toujours laissé froid et perplexe!), on note que la narratologie utilise souvent l’image plastique - le dessin - comme outil pédagogique permettant de faire comprendre le déroulement narratif du texte biblique, qui devient une sorte de scénario filmique.

Je voudrais conclure en laissant la parole à Calvin. Je l’ai critiqué sur le second commandement. Je voudrais lui rendre hommage sur un autre domaine. Sans connaître les méthodes de lecture de l’Ecriture liées aux sciences modernes, il a perçu, mieux que d’autres à son époque, les diverses visibilités de l’Ecriture, et de celui auquel elle renvoie, le Christ ressuscité dans la Gloire du Père. Chez Calvin, diverses médiations permettent d’arriver à l’Image; l’Image définie au sens paulinien d’une eschatologie accomplie. Et en même temps l’image est l’une de ces médiations. L’image est donc, chez Calvin déjà, un principe herméneutique en même temps qu’une réalité eschatologique, fruit du travail de l’Esprit Saint en nous et dans le monde. Je cite ce qu’il dit à propos de l’Imago Dei, un des thèmes théologiques qu’il a le plus problématisé et approfondi: "Il est vrai que nous pouvons contempler Dieu en toutes ses créatures ; mais quand il se manifeste en l’homme, alors nous le voyons comme par le visage : en lieu que dans les autres créatures nous le voyons obscurément et comme de dos (...) mais en l’homme nous voyons comme sa face" (Calvin, Congrégation sur la divinité de Jésus-Christ).

Résumé de la problématique

Habilitation à diriger des recherches de Jérôme Cottin "Théologie et esthétique: de la Réforme à l’époque contemporaine"

Argumentaire

Dans ma thèse de Doctorat, soutenue à l’université de Genève en 1993 et publiée en 1994, j’avais exploré les relations entre le protestantisme et l’image sous un triple angle: - historique, en étudiant les différentes positions de la Réforme sur ce qui fut à la fois un objet de piété, un objet de pensée et un objet d’art. Contrairement à toute attente, la position de Calvin est apparue comme étant la plus moderne, car sa pensée de Dieu s’ouvre à l’esthétique en même temps qu’elle récuse toute forme d’image, sans exception aucune.
-  théologique, en confrontant l’image à une théologie trinitaire fondée sur une lecture attentive de certains textes bibliques. Ces textes montrent la polysémie propre à l’image (plastique, métaphorique, christologique, pneumatologique), dès lors que l’on aborde ce concept d’une manière plus sémantique qu’historique. (Dans la Bible l’image est une réalité négative en tant qu’objet, mais positive en tant que lieu de sens).
-  herméneutique, en explorant les nouveaux rapports à l’image rendus possible par l’émergence des sciences humaines, en particulier la sémiologie (l’image est un ensemble de signes, qui possèdent une grammaire et une rhétorique propre), la sociologie (l’image est un des éléments clés de la société de l’information et de la communication) et la médiologie: (l’image est au cœur de l’évolution des techniques). Même limitée aux sources bibliques et au contexte protestant (qui est marqué par une approche double et même duale, luthérienne et réformée), cette première articulation entre l’image et une théologie la Parole ouvrait un chantier immense, et appelait des suites. J’ai approfondi ce dialogue dans au moins quatre directions:

1. En partant de l’image comme objet, je suis arrivé à la notion d’esthétique (absence d’’images" mais fréquence du "beau" chez Calvin; pensée du "sublime" chez Kant). Puis, avec l’époque contemporaine, j’ai découvert la notion d’une esthétique sans image. Le vieux concept d’iconoclasme réapparaît. Débarrassé de ses oripeaux historiques, il retrouve une pertinence, mais il s’agit de l’articuler à de nouvelles questions éthiques, tout en n’oubliant pas l’esthétique, à peine découverte. L’image apparaît ainsi comme se situant au croisement de l’esthétique et de l’éthique : deux approches, différentes mais complémentaires, qu’il s’agit de suivre, en partant de l’idole biblique et en arrivant à ses avatars actuels dans l’art contemporain (esthétique) et dans les dénonciations des pouvoirs de l’image (éthique). On pourrait se demander si, en abordant l’art, je n’ai pas quitté la théologie pour embrasser l’histoire de l’art. Mais on note que la théologie s’ouvre à l’esthétique (on repense, sur de nouvelles bases, les trois vertus théologales que sont le vrai, le juste et le beau). Par ailleurs il y a bien une quête spirituelle fortement teintée de christianisme aux sources de l’esthétique non-figurative (ou du vide) qui marque si fortement la création contemporaine. Restait à mettre en relation ces deux domaines, ce que j’ai fait.

2. En partant des fondements scripturaires (la Bible) et historique (la Réforme), je me suis intéressé à la réception de la Parole dans le contexte actuel. Dans la ligne de la pensée calviniste (l’extracalvinisticum), c’est le monde (et pas simplement l’Eglise) qui est le destinataire privilégié de la Parole. Il s’agit donc de mieux connaître et comprendre ce monde dans lequel la notion d’image est omniprésente. A l’image comme objet (de dévotion, d’idolâtrie, de contemplation), puis à l’image comme objet d’une relation esthétique spécifique créée par le regardant, s’ajoute une nouvelle notion d’image, elle aussi marquée par la pluralité des pratiques et des techniques, et que j’appelle l’image médiatique. Le champ est immense, et mon ambition a été moins de l’étudier que de le nommer, l’identifier et l’appréhender: voir ce qui unit des réalités d’images aussi dissemblables que l’art contemporain, l’affiche, la publicité, le cinéma, une sculpture, un graffiti etc. Puis poser la question: qu’est-ce qui, dans ce qui est donné à voir, peut entrer en consonance avec le message de la Grâce, sans oublier la tension, forcément et ontologiquement présente ? Dans ce choix qui consiste à privilégier le monde comme destinataire premier de la prédication évangélique, tout ce qui concerne l’image en contexte religieux et liturgique (les bâtiments religieux, les images dans les églises, l’art dévotionnel et sacré) a été volontairement laissé de côté. Outre qu’il s’agit de domaines qui échappent - en tous cas dans leurs fondements historiques et épistémologiques - à une théologie de la Parole, l’enjeu véritable me semble être ailleurs: non dans une esthétisation des pratiques ecclésiales, mais dans une herméneutique de la Parole, qui puisse potentiellement rejoindre tous les humains et tout l’humain.

3. A l’inverse de l’enquête précédente qui obligeait à une approche parfois proche du regard journalistique (de part l’immensité du champ envisagé et le manque de recul historique), la troisième approche s’intéresse à l’image à l’intérieur de la théologie, et plus particulièrement là où elle est le plus sollicitée, la théologie pratique. Que se soit à partir d’une étude des langages - Bible et prédication -, des pratiques liturgiques - liturgie et sacrements - de la nouvelle attention portée au sensible - le corps et les émotions - l’image, à condition de la définir moins comme un objet que comme le complément indispensable du concept, apparaît comme étant incontournable. Il s’agit alors d’articuler ces deux mondes opposés que l’on appelle aujourd’hui analogique et digital, dans la conviction que c’est l’humain dans sa totalité qui reçoit la Grâce. Un autre domaine, insignifiant voire inexistant il y a peu, mais qui est devenu important ces dernières années à cause des difficultés liées à la transmission, propulse l’image en premier plan: la catéchèse et la pédagogie de foi. Si Calvin a une anthropologie indéniablement faible (et là il faut lui préférer l’anthropologie réaliste et christologique de Luther), il développe une pensée spirituelle et sacramentaire qui articule parfaitement le visible et l’invisible, la création et la Grâce, le sacrement et le signe. Déjà chez Calvin, et avant Ricoeur, le symbole donne à penser.

4. Avec la quatrième perspective, qui concerne la lecture des images, on sort apparemment de la théologie. Il ne s’agit en effet plus de penser l’image, mais de la regarder, l’analyser, la décrypter. Dans la Bible il n’y a rien à voir, et tout à lire. Mais outre que la prédication n’est pas qu’une pure oralité (il y a aussi un voir réciproque, et un corps parlant, comme il y a une matérialité dans le sacrement), le protestantisme peut revendiquer un rapport aux images plastiques de plusieurs manières : - Le luthéranisme a produit des images qui sont théologiquement signifiantes : ce sont des documents à la fois historiques, théologiques et esthétiques. - Le calvinisme n’a pas pu assumer jusqu’au bout un iconoclasme radical qui aurait fait de Dieu une idée: il a lui aussi produit des images (en particulier pour la catéchèse, et dans ses marges). - Les récits bibliques développent un imaginaire visuel qui peut se traduire parfaitement dans des formes plastiques (de l’art paléochrétien à Rembrandt). - La transcription du message évangélique dans des formes visuelles (actualisation, inculturation) fait pleinement partie de mission de l’Eglise, et donc de la tâche du théologien qui pense ce témoignage dans une double fidélité : à l’Ecriture ; au monde d’aujourd’hui.

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Antérieurement publié sur le site de http://www.protestantismeetimages.com.