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Alfred Manessier par Jerome Cottin

Alfred Manessier, La Passion selon Saint-Matthieu (1948)

par Jérôme Cottin

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Alfred Manessier (1911-1993) est l’un des peintres majeurs du 20e siècle, l’un de maitres de l’abstraction lyrique. Ce fut aussi un chrétien convaincu. Il fait partie des rares artistes internationalement reconnus à être également un chrétien sincère et engagé. Pour lui peindre et lire la Bible étaient indissociables.

La Passion selon Saint-Matthieu (1948) de Alfred Manessier est l’une des premières œuvres abstraites sur l’Evangile. Il s’agit d’une toile peinte essentiellement en rouge vermillon, avec quelques tâches de couleur violet. La toile est comme traversée, en hauteur comme en largeur, par des bandes noires irrégulières, un peu à la manière des structures en plomb qui enserrent des plaques de verre colorées des vitraux. On ne voit ni personnage, ni objet, ni paysage, ni formes symboliques. Ces lignes noires, tantôt plus fines, tantôt plus larges, forment comme des nervures ; elles structurent l’espace coloré, mais ne montrent rien.

Quel lien peut-on faire entre cette toile et l’Evangile de Matthieu ? Il s’agit surtout d’un lien intérieur. L’artiste a voulu traduire visuellement l’effet qu’avait sur lui l’Evangile selon Matthieu, quand il est lu, entendu et médité, mais aussi quand il est joué musicalement. Pour faire cette première œuvre abstraite sur l’Evangile, il s’est en effet inspiré de la musique religieuse. Le titre de cette œuvre est du reste une allusion à l’Oratorio du même titre de Bach (1729). L’écoute de la musique de Bach a aidé le peintre à franchir le pas vers la peinture abstraite. « Cette Passion est non figurative » a dit Manessier à propos de l’Oratorio de Bach, et il a rajouté : «Je voudrais exprimer par la peinture elle-même, et non par l’image, ce que je comprends de la Passion ».

Cette toile est importante non seulement dans l’histoire de la peinture religieuse (c’est sans doute la première œuvre abstraite sur les récits bibliques), mais aussi pour l’histoire du peintre. Elle témoigne, au sortir de la 2e guerre mondiale, d’une double conversion de sa part ; conversion au christianisme et conversion à l’art non figuratif. C’est d’ailleurs le premier (le christianisme) qui a été l’occasion du second (la découverte de l’art abstrait). Manessier vient d’une famille non croyante, et il s’est converti au christianisme pendant la guerre, une nuit de septembre 1943, alors qu’il écoutait le chœur des moines chanter le Salve Regina à la Grande Trappe de Soligny. 

Devenu chrétien, Manessier commence par peindre un sujet religieux figuratif, Les pèlerins d’Emmaüs. Mais c’est un échec, qu’il commente ainsi : « En sortant de la Trappe, j’ai voulu exprimer ce que j’avais éprouvé, grâce à trois figures sacrées autour d’une table. C’était faux, presque intolérable. J’ai donc pensé qu’en rejetant la figure, j’exprimerais plus facilement ce que je ressentais ». L’abstraction, ou plutôt l’absence de formes identifiables, peut être un langage bien plus puissant pour traduire visuellement la profondeur spirituelle d’une personne et sa prière intérieure, mais pour montrer également la nouveauté du message et de la personne de Jésus-Christ lequel, en tant qu’il est le Ressuscité, ne saurait être identifié à aucune image, à aucun visage, à aucune personne visible.

Le thème de la Passion, traité de manière non figurative, va accompagner Manessier toute sa vie. De 1948 à 1987, il en fera pas moins de 33. Certes, il a été converti au christianisme par le chant du Salve Regina mais, fidèle lecteur des Evangiles, il confiera quelques années plus tard : « L’Evangile est beaucoup plus nécessaire à la compréhension de notre époque que le Salve Regina. Nous ne serons pas sauvés par nous-mêmes… ».

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Alfred Manessier, La Passion selon Saint-Matthieu, 1948, huile, 130 x 97 cm. Couvent des dominicains Saint-Jacques, Paris.

Jérôme Cottin est professeur de théologie pratique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Il a publié chez Labor et Fides, entre autres, « Spiritualité contemporaine de l’art » (2012). http://www.protestantismeetimages.com/