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Jerome Cottin: Comprendre l’art actuel

Jerome Cottin: Comprendre l’art actuel (5 articles)

I. L’art n’est plus de l’art

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3241, 4-10 oct. 2007, p. 12

Les nouvelles formes d’expressions artistiques fleurissent partout : dans les musées et galeries d’art certes, mais aussi dans l’espace public (rues, places, campagne), ainsi que dans les églises, qu’elles soient désaffectées ou non . On appelle cette nouvelle forme d’art, omniprésente, multiforme et souvent éphémère, "l’art actuel" ou "l’art d’aujourd’hui". Cet art vivant constitue de plus en plus un langage, par lequel se disent des informations sur le monde et sur nous-mêmes. Mais ce nouveau langage artistique est souvent ressenti comme hermétique, étranger ou provocateur. Il nous faut donc chercher à le comprendre plutôt que de le juger. Mais cela est d’autant plus difficile que notre culture artistique est en générale plutôt littéraire et musicale que plastique, et centrée sur l’âge classique. Or depuis ces temps révolus, l’art a évolué, s’est transformé ; il a même complètement changé de nature et de fonction.

Je voudrais simplement proposer quelques éléments de compréhension de cet art pour un public marqué par la sensibilité protestante. Ce nouveau langage risque à la fois de le dérouter et de l’intéresser : il le déroutera, car il ne s’agit pas d’un langage verbal, articulé, rationnel ; il est plutôt visuel, émotionnel, sensitif, trois éléments qui ont été longtemps évacués ou refoulés de la spiritualité protestante. Mais il l’intéressera également : comme tout langage, l’art doit être interprété. Or toute interprétation a besoin de raisonnement pour se dire. On retrouve alors un univers familier à ceux qui sont rompus à l’étude des textes, qu’ils soient bibliques ou non, ainsi qu’à leur transmission par le moyen de la parole. On pourrait résumer le déplacement opéré par l’art actuel par rapport à l’art des périodes plus anciennes, par les quatre principes suivants :

1. L’art n’est plus beau. Autrefois, on identifiait facilement l’art et la beauté. Etait de l’art ce qui était beau, harmonieux, agréable à regarder. Cela impliquait qu’il fallait évacuer le laid, l’horrible, le bizarre, le difforme (il existait bien sûr des exceptions). Aujourd’hui, on est dans la logique inverse. Les artistes se méfient du beau. Ils ne cherchent pas l’harmonie des formes. Une œuvre d’art sera ainsi souvent laide, disharmonieuse ; elle nous agressera. C’est que d’autres notions, comme le vrai ou le réel sont venus remplacer celle du beau. Un artiste cherchera surtout à exprimer ce qui est vrai pour lui - la difficile réalité dans laquelle nous vivons - sans chercher aucunement à l’embellir. On conviendra facilement que notre monde est rarement beau à la manière d’une œuvre d’art classique. Ce monde, fait de souffrances multiples, est souvent laid, marqué par la violence, la souffrance et l’injustice. C’est ce monde-là - et non un autre, à leurs yeux mensonger - que les artistes d’aujourd’hui veulent capter.

2. L’art est multiforme. L’art avait autrefois des formes et des techniques bien spécifiques : on distinguait entre la peinture, la sculpture, le dessin, la gravure etc. A chaque forme d’art correspondait une technique particulière, des matériaux bien différenciés. Aujourd’hui, tout est mélangé, à tel point les artistes se disent plus plasticiens que peintres ou sculpteurs. Ils mélangent les techniques et travaillent avec toute manière : de la plus noble - le bois ou la pierre - à la plus triviale : les déchets et les excréments. Ils peignent sur des photos, sculptent des surfaces planes, évacuent cadres et support, transforment tout objet en "œuvre d’art". Non seulement toute technique sera mixte, mais l’objet artistique combinera des techniques manuelles et des techniques médiatiques (vidéo, images de synthèse). L’objet d’art aura ainsi une forme hybride, constitué de plusieurs strates de réalisation, tel un objet inconnu à découvrir et à explorer.

3. L’art est partout. Le même phénomène qui consiste à ne rien exclure comme matière pouvant servir à créer une œuvre, se retrouvera dans les lieux d’exposition des œuvres contemporaines. Autrefois, une œuvre d’art était faite pour un lieu sacré. La Réforme et la Renaissance ont ensuite laïcité et privatisé les œuvres, en les mettant dans les palais princiers et dans l’espace bourgeois privé. Le 19e siècle a ensuite recréé de nouveaux lieux communautaires, les musées. Au 20e siècle, l’art gagne l’espace public. Ces dernières années, nombreuses sont les œuvres qui investissent la rue, les places, les espaces urbains, de manière soit permanente, soit provisoire (le temps de l’exposition).

4. L’art est éphémère. Autrefois, une œuvre était faite pour durer, elle visait même à la pérennité. Elle traversait les époques et les siècles. Aujourd’hui, l’art - tout comme le produit de consommation mais selon une logique inverse - vise à l’éphémère. Ce qui fait sa valeur, c’est la fragilité. Fragilité du matériau qui s’use et se détruit par lui-même. Vulnérabilité dues au lieu et condition d’exposition. L’œuvre ressemblera de plus en plus à la vie elle-même : elle aura une naissance, une vie, une fin. Parfois, la durée de vie d’une œuvre est si éphémère, qu’il faut la photographier pour en garder la mémoire (on l’appellera alors "performance") On n’exposera ensuite pas l’œuvre, mais sa trace, le souvenir de sa fugitive présence, tel les traces de pas sur du sable.

La récente exposition d’Anselm Kiefer au Grand Palais à Paris, intitulée Sternenfall -Chute d’étoiles, dans le cadre de la Monumenta 2007, pourrait bien résumer ces nouveaux concepts artistiques. Kiefer, qui est considéré comme le plus grand artiste outre-Rhin actuel, n’a pas hésité à empiler des déchets de matériaux de constructions, créant ainsi comme des tours de Babel, imposantes et dérisoires. De multiples matériaux furent combinés dans les immenses voûtes du Grand Palais, pour créer un langage neuf, faisant échos à diverses écritures poétiques (Paul Ceylan, Ingeborg Bachmann, la Bible). Kiefer réactive par la poésie du geste plastique une mémoire collective, tendue entre le souvenir, l’oubli et la destruction. Parmi les sept imposantes installations exposées sous les voûtes du Grand Palais, deux reprenaient des thèmes bibliques : Dans la "Maison 4", l’installation intitulée Aperiatur Terra (2007), reprenait un extrait d’un verset d’Esaïe 45 : "Que la terre s’ouvre". Dans la "Maison 7", intitulée Palmsonntag - Dimanche des rameaux (2006), Kiefer a réinvestit l’imaginaire de cette fête chrétienne en jouant sur des effets de matière autour de feuilles et branches de palmier.

II. Une subjectivité radicale

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme n°3242, 11-17 octobre 2007, p. 12

Il était une époque - lointaine - où l’artiste s’effaçait presque totalement au profit de son œuvre et du message qu’il exprimait. On connaît ainsi très peu de noms d’artistes du Moyen Age, car ils travaillaient anonymement, dans le cadre d’ateliers collectifs, et souvent pour la seule gloire de Dieu. A l’inverse la Renaissance a mis en avant le statut la personne de l’artiste, au point d’en faire une personnalité d’exception. Mais l’artiste était idéalisé ; tout en lui et dans son art, visait à la perfection : comme Dieu, il était créateur. L’art de l’époque contemporaine a exploré encore une autre voie. Il a renforcé cette tendance à la personnification des œuvres, la subjectivité de l’artiste présent dans sa création, mais en y ajoutant une dimension supplémentaire : son moi profond, qui est aussi souvent un moi souffrant. L’artiste cherche avant tout à exprimer ses zones d’ombres, ses rêves et ses angoisses, ses aspirations et ses fantasmes. On peut alors parler d’une subjectivité "radicale" en ce que le créateur se projette totalement dans sa création. Cette implication particulière de l’artiste dans son art peut s’exprimer de différentes manières. J’en identifierai quatre :

1. Un style personnel, particulier, novateur. L’artiste invente un style, une technique qui lui est propre, et lui reste fidèle. Ainsi Yves Klein crée un bleu particulier, que l’on appellera le "bleu de Klein" ; Georg Baselitz se met à représenter tous ses personnages la tête en bas ; Francis Bacon déforme les figures des siens et les isole dans des cadres sur un fond monochrome ; Pierre Soulages réduit sa palette au seul noir ; Andy Warhol reproduit à l’identique, en de monotones séries, personnages et objets ; Alberto Giacometti allonge ses personnages qui deviennent filiformes, Brancusi sculpte des formes abstraites arrondies tendues vers le ciel etc.. On ne dira plus : "voilà une œuvre contemporaine", mais "voilà un "Klein", "un Baselitz", "un Bacon", "un Soulages" etc. Même en évoluant, le style de ces artistes garde souvent des caractéristiques qui, mieux que la signature, disent le caractère personnel de l’oeuvre.

2. Une expérience intensément vécue. Mais le style est en général au service d’une expérience particulièrement profonde, une histoire particulière sur laquelle l’artiste revient souvent, et qu’il nous livre avec beaucoup de sincérité. Déjà en 1930, Picasso a représenté une crucifixion non pour parler du Christ, mais pour dire ses conflits conjugaux de cette époque. Bacon a exprimé son homosexualité de différentes manières dans sa peinture ; Manessier a voulu traduire en couleurs et en rythmes son expérience du Christ. Pignon-Ernest cherche à retrouver l’impression forte faite sur lui par les tableaux religieux baroques (en particulier Caravage). Kiefer, comme la plupart des artistes allemands d’après-guerre, est hanté par le souvenir de la Shoah et l’horreur du nazisme. Souvent, l’artiste cherche à rendre compte d’une expérience tellement forte qu’il ne peut la traduire que par le langage particulier de l’art, lequel dépasse le niveau du langage articulé. Une expérience fondatrice qui, comme une conversion pour le chrétien, déclenche une histoire, des rencontres avec d’autres par la médiation de l’œuvre créée.

3. L’implication de l’artiste dans l’œuvre elle-même. Parfois, l’artiste éprouve le besoin d’une proximité encore plus physique entre lui et sa création. Il abandonne alors les instruments et pinceaux, et utilise son corps comme principal instrument en vue d’une création artistique. Une continuité physique s’établit alors entre lui et son œuvre : nombreux sont ceux qui travaillent sur leur propre portrait, souvent photographié. Certains peignent avec leurs mains et leurs pieds (Soutter, Rainer).

4. Le corps de l’artiste devient le sujet artistique. L’artiste est parfois tellement impliqué dans sa création qu’il devient lui-même le seul sujet de la création artistique. Il s’exhibe, se déplace en accomplissant des gestes étonnants, parfois proches des gestes liturgiques ou des rites magiques. L’allemand Joseph Beuys - toujours vêtu des mêmes habits - a été l’un des premiers à accomplir des "performances" dans lesquelles il se mettait en scène, de manière parfois christique. Cindy Sherman se fait photographier sous d’infinies poses et travestissements : son œuvre d’art, c’est elle-même, et en même temps elle est toujours une autre. D’autres encore, peignent, sculptent, transforment une partie de leur corps, c’est le body Art.

Cette mise en avant de soi-même pourrait heurter une sensibilité protestante ou rationnelle, habituée à la discrétion, au renoncement, voire au déni de soi. S’agit-il d’exhibitionnisme ? Peut-on parler d’une tentative prométhéenne d’accéder au divin ou à l’extase par le moyen de l’art ? On pourrait parfois le penser. Mais dans la mesure où la vérité exprimée par ces artistes est souvent une vérité blessée, douloureuse à dire, il s’agit alors d’une sorte de confession. L’artiste ose un témoignage absolument personnel, unique, dans un monde standardisé, rempli de faux-semblants. A l’inverse de la société qui préfère le mensonge social à la vérité sur soi-même, l’artiste lui, dit la vérité qui est sa vérité. Pour certains, cet acte d’autoprésentation est finalement trop fort, et ils détruisent alors ce qu’ils ont créé, ou l’œuvre reste cachée pendant des décennies, comme la Cruficixion de Picasso, dont on n’a découvert l’existence qu’à sa mort. 

Il y a quelques années, une exposition parisienne à l’orangerie du Sénat avait pour thème des autoportraits d’artistes. Quel autre sujet mieux que l’autoportrait peut dire cette continuité entre un artiste et une œuvre qui lui ressemble tout en étant une création qui finalement lui échappe ? Certains artistes vont encore plus loin, en se représentant sous les traits du Christ. On parle alors d’autoportraits christophores. A la fin du 19e siècle Ensor, puis Gauguin, se représentent sous les traits du Christ (du Christ dérisoire ou souffrant). Ce thème a traversé tout le 20e siècle et est encore bien présent chez les artistes actuels (Rainer, Christinat, Wallinger). Souvent non croyants, ils se représentent sous les traits du Christ. Pourquoi ? Parce que souvent pour eux le Christ représente l’homme libre, l’humain véritable, celui qui a eu le "courage d’être" (Tillich) dans un monde fait d’apparence et de paraître.

III. La densité de la matière

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3247, 18-24 octobre 2007, p. 12

Un des éléments essentiels de l’art actuel est la forte implication de l’artiste dans son œuvre, qui révèle une partie immergée de lui-même. Parfois, on ne peut comprendre une œuvre sans faire un long détour par la biographie de son auteur. Mais la tendance inverse est aussi très présente : l’effacement de l’auteur et de toute trace de subjectivité personnelle - hormis le travail artistique lui-même - au profit d’une mise en valeur de la matière elle-même. C’est d’elle que devra surgir le sens esthétique. La matière acquiert alors une propriété particulière, parfois quasi théophanique, en ce qu’elle révèle des possibles insoupçonnées. Walter Benjamin a parlé à ce propos de "l’aura" de l’œuvre d’art : elle n’est ni une idée, ni une copie, ni une image, mais un objet unique. Seul le face à face entre l’objet lui-même et le regardeur peut créer un choc esthétique véritable. La reproduction des œuvres d’art, techniquement possible n’est en fait pas souhaitable, car elle contribue à la perte de l’ "aura".

On reconnaîtra là une approche volontairement non métaphysique de l’œuvre d’art, laquelle est perçue d’abord comme un objet, une matière, et surtout pas comme le support d’idées, qu’elles soient philosophiques ou religieuses. Après des siècles ou l’œuvre d’art fut au service d’idées (divines) contre la matière considérée comme indifférence ou mauvaise, nous assistons à un retournement complet : il n’y a pas de discours possible sur l’œuvre d’art en dehors de l’œuvre elle-même, qui devrait simplement pouvoir être regardée, contemplée, touchée, manipulée (les reproductions d’œuvres sont donc toujours de trahisons). L’œuvre d’art, c’est un objet exhibé, montré, transformé, fabriqué, qui transmet des impressions multiples. Son message esthétique est d’autant plus fort qu’il n’a pas besoin d’être verbalisé. Mais de quelle matière s’agit-il ? Elle peut être de différentes natures.

1. Les éléments de la création. Il y a d’abord les éléments de la création, dans leur infinie diversité : terre, sable, pierre, eau, bois, racines, minéraux et végétaux de toutes sortes. L’artiste met en valeur des éléments non créés par lui, mais sur lesquels il attire l’attention. Insérés dans leurs milieux naturels, ces éléments sont le plus souvent insignifiants, notre regard glisse eux sans les voir. Mais une main artistique a-t-elle pris la peine d’isoler l’un d’eux, de l’extraire de son milieu d’origine et de le mettre en évidence, qu’il devient visible. En perdant sa fonction naturelle, l’objet naturel acquiert un statut esthétique. Depuis quelques décennies, un mouvement artistique intitulé le Land Art, s’est créé. Il travaille uniquement dans la nature et à partir d’éléments de la nature. Des feuilles d’arbres ou un tas de pierres agencées d’une certaine manière deviennent œuvres d’art. Œuvres à la fois dérisoires, éphémères et précieuses (la matière n’est pas produite par l’humain), elles ne peuvent pas ne pas évoquer la création telle que Dieu l’a faite. La nature n’est pas divinisée, mais peut très bien faire signe, rappeler ou évoquer le divin.

2. Une matière produite par l’humain. Il y a aussi les éléments artistiques produits par l’être humain. Soit à partir d’éléments de la création, comme chez Jean Piaubert, qui compose des tableaux abstrait en assemblant différents types de sable et de pigments. Soit à partir de formes inventées créées par les artistes eux-mêmes : Jean Arp et Henry Moore créent des sculptures biomorphes : il s’agit de formes nouvelles, oscillant entre l’animal, le végétal et l’humain. Des cavités, excroissances, fissures surgissent de blocs de matière. Parfois la matière est travaillée contre elle-même, comme ces blocs durs qui tendent à devenir des éléments liquides, créant une sensation d’étrange.

3. L’utilisation de produits manufacturés. Ce sont aussi des produits manufacturés qui sont retravaillés par l’artiste. Tout objet produit par l’humain peut devenir un objet artistique ou être intégré dans des œuvres contemporaines. On connaît les boîtes de soupe Campbell, devenues l’un de motifs préféré de la peinture sérielle de Warhol ; le sculpteur basque Eduardo Chillida se sert d’immenses poutres de fer rouillées pour créer des sculptures défiant les lois de l’apesanteur. Au musée Ludwig à Cologne, on peut voir une œuvre étrange de Tom Wesselman : une peinture représentant une femme prenant sa douche se transforme en vraie salle de bain : l’objet utilitaire et sa représentation peinte ne font plus qu’un. Joseph Kosuth, l’un des représentants de "l’art conceptuel", a eu l’idée de mettre côte à côte un même objet sous trois formes : une vraie chaise, une photographie d’une chaise, et la définition du mot "chaise" prise dans le dictionnaire. Ainsi, l’art, la vie et la langue tendent à se confondre et se retrouver.

4. Recycler les rebus de la société de consommation. Cette création artistique à partir d’objets manufacturés peut devenir protestation contre la société de consommation, qui produit quantités de déchets inutiles et nocifs : boites de métal, objets de consommation courants, outils et machines peuvent être réutilisés par les artistes, en état ou alors transformés. D’utilitaire qu’il était au départ, l’objet devient esthétique. Destiné à la destruction, il renaît pour une seconde vie, une vie artistique. Il est parfois promis à un avenir bien plus intéressant que ce qu’il fut dans sa fonction première. On connaît tous l’urinoir de Marcel Duchamp (Fountain, 1917) élevé, de manière provocante, au statut d’œuvre d’art. Ce geste iconoclaste fut à l’origine d’une création artistique qui considère tout objet, même le plus insignifiant, même le plus trivial, comme pouvant devenir œuvre d’art. Ce concept artistique semble plaire aux protestants : Ambroise Monod, artiste et prédicateur protestant, a fondé le mouvement Récup’Art, tandis que le sculpteur sud-coréen Eui-Suk Oh, à Daegu, fait de la transformation d’objets de récupération une métaphore de la Résurrection : boulons et outils, éléments du monde industriel deviennent des croix, portes ouvertes sur du vide, mains tendues vers la ciel. Certains artistes délivrent un message éthique en recyclant des éléments détruits, comme Franz Kracjberg qui, au Brésil, sculpte des troncs d’arbres calcinés, détruits par la déforestation. Cette seconde vie artistique de l’arbre est une protestation contre le pillage économique et écologique de la planète.

IV. Le corps assumé

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3244, 25-31 octobre 2007, p. 12

Le corps humain n’a pas toujours eu les faveurs de l’art. Dans l’art chrétien des siècles passés, il est moins représenté pour lui-même que comme métaphore de l’âme. Parfois, il est même représenté asexué, le sexe étant considéré comme une honte ou une perversion. L’art du 20e siècle s’est bien sûr affranchi de ces conceptions, mais dès le milieu du siècle passé le corps humain disparaît à nouveau des représentations artistiques sous l’influence de l’abstraction. La peinture non figurative se refuse de représenter tout objet identifiable, donc également tout corps, figure ou visage humains. Or voici que, dans l’art actuel, le corps humain réapparaît à nouveau. Plusieurs expositions récentes internationales lui furent consacrées. Partout, le corps humain est à nouveau montré, mais en général avec quelques déplacements significatifs, par rapport aux grandes périodes antérieures de représentation du corps humain (classicisme, Renaissance). Indiquons quelques unes de ces nouveautés.

1. Le corps nu et sexué. L’art actuel se plaît à représenter les corps humains sexués et totalement nus. Fini les feuilles de vignes, cache-sexe et autres linges autour des corps (n’oublions pas qu’à la Contre-Réforme les corps nus du Jugement dernier de Michel-Ange, à la chapelle Sixtine, furent pudiquement recouverts d’un linge, et donc esthétiquement abîmés). On assiste parfois à une sorte de surenchère dans la monstration des corps nus : les sexes sont exhibés, le corps humain devenant prétexte à montrer ce que la société (de moins en moins) cache. Il y a là certainement une tendance générale vers une érotisation grandissante de la représentation des corps. Mais l’art actuel ne suit en général cette tendance qu’en apparence ; en montrant des corps nus, il dit autre chose que ce que dit la société en exhibant (dans les films et la publicité) des corps humains, en général exclusivement jeunes et féminins. On s’en persuadera découvrant certains nus féminins dans l’art aujourd’hui : ce ne sont pas de corps jolis et harmonieux, mais plutôt laids et difformes, marqués par la fatigue du quotidien, la maladie, la misère. L’un des premiers à avoir représenté un corps nu âgé fut Rembrandt, dans un souci (évangélique pour lui) de vérité. Cela a été repris et même amplifié par de nombreux artistes qui montrent aujourd’hui la laideur des corps. Pour l’expression artistique actuelle, montrer le corps humain sans le cacher participe de cette recherche de sincérité absolue, en cette attirance pour la matière, deux caractéristiques que l’on a déjà relevées. Le corps, ce n’est pas une enveloppe enfermant l’âme, mais c’est la personne elle-même dans sa vérité et sa singularité. Le montrer, c’est rendre sa dignité à la personne humaine.

2. Le corps souffrant. Contrairement à d’autres périodes (en particulier la Renaissance), l’art actuel montre souvent des corps humains souffrants, victimes de violences, ou simplement minés par la maladie, la vieillesse ou la fatigue. Il n’y a plus d’idéalisation des corps humains. Dans la mesure où l’on n’en fait plus une lecture métaphorique, il est intéressant de représenter le corps humain pour lui-même, comme expression d’une personne particulière. Parfois, le souci d’exploration de la personne via son corps va si loin que l’artiste représentera presque l’intérieur des corps, avec ses veines, son sang, ses organes internes. Les personnes deviennent des écorchés, comme dans la peinture de Francis Bacon, qui représente parfois des amas de chair, en d’inquiétantes visions ou cohabitent tendresse et violence. Les corps sont désarticulés, déformés, pour montrer ou dénoncer différentes violences s’exerçant sur les individus. Une personne nue sert souvent de modèle à ces représentations non idéalisées du corps humain : le Christ souffrant sur la croix. Avec le crucifié, nous avons l’une des images du corps humain les plus vraies, et qui continue d’influencer la représentation contemporaine. Le Christ crucifié de Grünewald, sur le retable d’Issenheim (1512-16) continue d’inspirer nombre d’artistes contemporains, comme l’exposition Corps crucifiés à Colmar a pu le montrer : Picasso, Saura, Rainer, Bacon, Sutherland, Lüpertz, Kaminski, Knaupp, De Kooning, Fontana, et bien d’autres, ont été fasciné par ce corps torturé, à la peau boursouflée et représenté par un artiste visionnaire qui aurait annoncé la Réforme par son art. Ce crucifié a par ailleurs fortement impressionné le théologien Karl Barth.

3. L’humain dérisoire. L’humain n’est pas simplement montré nu. Il est aussi montré habillé, et c’est alors sa fonction sociale qui est mise en avant. Mais, contrairement, à ce que nous avions dans le passé, ce n’est pas l’humain socialement dominant, le prince, l’évêque, le bourgeois, qui est représenté, mais l’homme ordinaire, quelconque, banal. Souvent, il est affublé d’habits ou déguisements qui le ridiculisent, ou il se trouve dans une position instable, comme s’il allait tomber. Une œuvre, souvent citée, est représentative de cette tendance au rabaissement des personnages : la Nona ora (1999) de Maurizio Cattelan, est une installation qui montre, dans un style hyperréaliste, le pape Jean-Paul II écrasé par un météorite. D’autres, comme Peter Long, montrent l’humain en train de tomber, en déséquilibre, tandis que Ugo Rondinone le travestit en clown. Une lecture métaphorique de ces situations dans lesquelles l’humain est représenté comme étant ridicule et faible est évidemment possible, sinon même suggérée.

4. Les liquides de la vie : eau, sang, urine. D’autres artistes mettent en avant les liquides qui à la fois permettent la vie et sont signe de vie. L’américain Bill Viola, réalise de l’art-vidéo dans lequel il montre des humains émergeant dans une eau abondante. Pour lui, la connotation rituelle et même baptismale de ces représentations en mouvement est évidente. Un autre américain, Andres Serrano, a fait scandale avec son Piss Christ (1987) : il a photographié des effets de lumières créés par un crucifix trempé dans l’urine (la sienne). Le résultat est pourtant plutôt convainquant, et l’artiste n’avait pas d’intention polémique en réalisant ce montage artistique. D’autres s’intéressent à la représentation de la mort, et photographient ou peignent des cadavres. Encore une résurgence du motif, omniprésent dans l’art occidental, du Christ mort (Pietà) dont le corps mort fut pendant des siècles offert à la contemplation.

V. Le monde transfiguré

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3245, 1er-7 novembre 2007, p. 12

Une découverte un peu rapide de l’art actuel pourrait donner l’impression qu’il est - comme d’ailleurs tout l’art du 20e siècle - essentiellement marqué par le pessimisme. Il représente souvent un monde fait de souffrances exhibées, à l’image de ce que montrent les médias. Il est vrai que l’histoire du siècle passé ne fut pas particulièrement paisible et que la violence y a atteint un paroxysme. Une autre tendance de l’art d’aujourd’hui est de montrer la banalité d’un monde marqué par la consommation et la culture de masse. C’est dans cette constellation que naquit le pop art américain, ou encore l’hyperréalisme qui, en copiant et en imitant une situation, en fait la dénoncent : peindre des hot-dogs dégoulinant de sauce, c’est une manière de les stigmatiser. Il serait toutefois insuffisant de limiter le langage de l’art d’aujourd’hui à ces seuls deux aspects : pessimisme et parodie. Il existe encore une troisième voie : l’art comme transfiguration du réel. L’art utilise la matière (et pas simplement l’idée, le mot ou le son), mais propose aussi quelque chose de différent que le simple monde des objets. Il participe d’une autre logique, celle de la re-création. Il ambitionne de créer un monde à la fois semblable et différent du nôtre, où l’on puisse exister et rêver, un monde à notre portée et portant inaccessible, un monde autre.

Certains vont même jusqu’à dire que la fonction première de l’art est de substituer une réalité véritable à une réalité "d’image" (c’est-à-dire imitée, trompeuse, faite d’apparence). L’art aurait alors un rôle messianique, en ce qu’il annoncerait un monde non encore advenu, mais pourtant déjà visible par des signes. La principale fonction de l’art serait donc d’ouvrir l’avenir en même temps qu’il contesterait le présent. Le philosophe de l’école de Francfort Ernst Bloch, influencé par le messianisme juif, a parlé de la fonction de "pré-apparaître" (Vor-schein) de l’œuvre d’art : elle annonce un futur, ouvre à divers possibles et par là peut contribuer à transformer l’état de notre monde. L’art - un théologien de Genève l’avait rappelé en son temps - peut avoir une fonction proprement épiphanique ; il peut manifester le regard sanctifié de celui qui a reçu la Grâce de Dieu et donc, indirectement, évoquer le regard de Dieu sur le monde. Certaines créations, certaines démarches semblent être plus particulièrement aptes à permettre cette transformation - ou pour le croyant sanctification - du regard. 1. Au-delà de l’humain. L’art abstrait, inauguré par Kandinsky et Mondrian au début du 20e siècle ne fut pas qu’une mode. Il permit précisément de rendre visible un monde autre, ce qui impliquait de dépasser notre vision optique du monde. Ce n’est pas un hasard si les premiers abstraits furent tous des spirituels. Loin de se tarir, l’abstraction reste l’un des principaux moteurs de l’art d’aujourd’hui, qui travaille plus sur les formes, les couleurs, les rythmes, les matériaux, que sur la représentation. Rothko par exemple, l’un des plus célèbres abstraits américains d’après-guerre, était aussi un mystique, très influencé par ses racines juives.

2. L’art comme signal. Un autre élément est moins lié à une technique ou un style particuliers qu’à une situation. En osant quitter les musées pour investir l’espace public, au risque d’être détérioré ou de passer inaperçu, l’art actuel devient un signal. Il vient rompre l’ordonnancement du quotidien. Quand Pignon-Ernest colle, de nuit, ses sérigraphies dans les quartiers sordides de Naples, dans les ghettos noirs d’Afrique du Sud ou dans les docks délabrés des ports européens, il accomplit un geste prophétique.

3. La nature recréée. On a déjà eu l’occasion de parler du Land Art, qui est un art avec la nature comme seul matière et qui se fait au milieu d’elle. Cette forme d’art, particulièrement développée dans les pays anglo-saxons, fait de la fragilité de la nature (des feuilles mortes, des gouttes d’eau, des cristaux de glace ou de neige) le signe d’un monde autre. Parfois, l’intervention humaine se résume en un agencement ou une mise en évidence d’éléments de la nature qui sont tous déjà là. Il y a donc une véritable humilité du geste artistique, puisque la présence humaine est réduite à l’extrême. Nils-Udo, Richard Long ou Andy Goldsworthy mettent ainsi en évidence une nature éphémère et unique - aujourd’hui menacée par le pillage économique ou touristique de ce qui nous a été donné. Ils ouvrent notre vision objective ou utilitariste à une vision différente. Ne nous apprennent-ils à regarder le monde d’une manière non captatrice, (comme le dénonce Romains 1, 19-21), mais épiphanique ? Avec eux, la nature redevient non seulement création, mais nouvelle création.

4. Etincelles d’éternité. Il s’agit, là encore, d’une donnée relevant de l’expérience esthétique plus que de la réalisation de l’oeuvre. C’est ici l’occasion d’ajouter un élément important constitutif de l’art actuel : il implique le spectateur (ou regardeur) dans l’œuvre elle-même, de différentes manières : en le forçant à chercher le sens de l’œuvre qui n’est pas immédiatement donné ; en l’agressant ou le dérangeant dans la vision objective ou utilitaire qu’il a du monde ; parfois, dans les œuvres les plus novatrices (appelées "installations" ou "performances"), en l’impliquant dans l’œuvre elle-même, dont il devient l’un des acteurs. On ne peut donc plus parler du sens de l’art sans prendre en compte l’émotion esthétique, l’effet qu’il produit dans le face-à-face. Il suffit de faire appel à notre propre expérience esthétique, forcément très personnelle. Qui n’a pas ressenti un jour, face à une œuvre, comme un moment d’éternité ? Qui n’a pas vécu cet arrêt du temps, cette concentration intense sur un lieu, un objet, un mot, une forme de langage ? Si l’on transpose sur le plan religieux cette expérience, elle ne peut qu’être spirituelle. Est-ce alors un hasard si Bible propose une expérience analogue : pour parler du monde radieux à venir elle donne à voir des signes et des visions.

D’autres aspects caractéristiques de l’art d’aujourd’hui seraient à expliciter. Certains restent incompréhensibles ou même éthiquement problématiques. Mais cet art reste un laboratoire extrêmement riche d’expériences humaines et de production de signes. Malgré leurs différences, l’expérience de l’art d’aujourd’hui et l’expérience de la foi ne seraient pas éloignées l’une de l’autre et peuvent en tous cas entrer en dialogue.